Quand Bertrand Tavernier parlait des régions…
Décédé le 25 mars, le célèbre metteur en scène avait donné une longue interview à Régions Magazine en janvier 2017, à l’occasion du dossier “Les Régions font leur cinéma”. Il y expliquait comment il avait tourné une bonne partie de son immense œuvre à travers les régions françaises. Extraits.
Philippe Martin
Décédé le 25 mars, le célèbre metteur en scène avait donné une longue interview à Régions Magazine en janvier 2017, à l’occasion du dossier “Les Régions font leur cinéma”. Il y expliquait comment il avait tourné une bonne partie de son immense œuvre à travers les régions françaises. Extraits.
Certes, il n’y avait vécu que les dix premières années de sa vie. Mais pour Bertrand Tavernier, décédé le 25 mars à presque 80 ans, les “racines lyonnaises” allaient très au-delà de cette enfance passée dans une cité “qui avait alors de grands murs gris, une image poussiéreuse, qui n’était pas encore la ville magnifiquement éclairée, aux maisons colorées, qu’elle est devenue aujourd’hui.” Il y présidait l’Institut Lumière, tout entier dédié au cinéma, il y animait le Festival Lumière, l’un des plus apprécié des artistes parce qu’il ne comporte ni compétition, ni remise de prix…
Il y avait tourné son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul, y avait consacré un superbe documentaire, Lyon, le regard intérieur. Mais il ne fallait pas agacer le grand metteur en scène en le réduisant au rang de cinéaste lyonnais, ou, pire encore, parisien. “J’ai toujours été l’avocat des tournages en région !”, avait-il confié à Régions Magazine. De tournage en anecdote, écouter Bertrand Tavernier, c’était toujours une invitation au voyage… à travers le cinéma français.
Régions Magazine : Vous êtes né à Lyon, vous y avez tourné votre premier grand film, vous êtes même peint sur les murs de la ville ! Qu’est-ce qui vous reste de vos racines lyonnaises ?
Bertrand Tavernier : Il me reste des souvenirs d’enfance, bien sûr, mais aussi le tournage de mon premier film. Et croyez-moi, j’ai dû me battre pour réaliser L’horloger de Saint-Paul à Lyon ! Le producteur m’avait proposé de doubler mon salaire si je tournais tous les intérieurs à Paris, et à l’époque, j’étais plutôt sans le sou… Mais j’ai dit non. Et il m’a pris pour un fou ! Je voulais à tout prix tourner dans cette ville, dans ces intérieurs lyonnais, avec leurs hautes fenêtres, qui fait que l’on peut avoir dans le même plan, sans une seule coupe, l’intérieur de l’atelier de Philippe Noiret et la rue où se passe l’action suivante…
Mais il fallait convaincre tout le monde. Je me souviens d’avoir été reçu par le maire de l’époque M. Pradel, qui sortait d’un banquet et avait un morceau de veau coincé entre les dents… Mais du coup j’ai pu tourner des scènes à l’intérieur de l’Hôtel de Ville. J’ai dû m’arranger avec un cinéma de quartier pour aller visionner les rushes… On n’en était pas à subventionner les cinéastes pour les attirer dans les régions, à l’époque !
RM : Pour votre part, vous avez beaucoup tourné dans les régions françaises : L’Horloger à Lyon,mais aussi Ça commence aujourd’hui près de Valenciennes, Le Juge et l’assassin en Ardèche, La Princesse de Montpensier dans le Cantal, La Fille de d’Artagnan en Dordogne… Qu’est-ce que vous aimez dans les tournages régionaux ?
BT : C’est quelque chose que j’avais du mal à comprendre à l’époque, cette différence entre la France et les États-Unis, où les villes et les Etats font des pieds et des mains pour vous accueillir. Quand j’ai tourné Mississipi Blues en 1982, j’étais dans une des régions les plus pauvres des États-Unis, et pourtant on a mis une limousine avec chauffeur à ma disposition, des véhicules pour transporter les équipes de tournage…
“On peut dire que j’ai sillonné ce pays. Et j’ai adoré ça ! J’ai toujours été frappé par la gentillesse des gens, la qualité de l’accueil en région.”
Moi, j’ai toujours été l’avocat des tournages en région ! Pourquoi ? D’abord parce que ça coûte moins cher. Mais surtout parce que tout monde vit ensemble, ce sont des tournages en communauté. J’ai tourné Le juge et l’assassin entièrement en Ardèche, dans des endroits où l’on n’avait jamais filmé quoi que ce soit : cela stimule votre imagination. J’ai tourné à Anzin, près de Valenciennes, pour Ça commence aujourd’hui, dans l’est pour La vie et rien d’autre, en Bretagne pour Capitaine Conan. On peut dire que j’ai sillonné ce pays. Et j’ai adoré ça ! J’ai toujours été frappé par la gentillesse des gens, la qualité de l’accueil, le soutien des populations locales, leur intérêt pour les tournages.
Et puis c’est vrai que, peu à peu, nous avons reçu des soutiens financiers des Régions, mais croyez-moi, nous le leur rendons bien. Pour La Princesse de Montpensier, je crois que nous avons touché deux fois 100.000 euros, et nous avons dépensé plus d’un million d’euros sur place !
RM : Vous ne choisissez pas que des territoires faciles à filmer : le Valenciennois ouvrier et en crise pour Ça commence aujourd’hui, Verdun pour La vie et rien d’autre…
BT : Mais on ne demande pas aux cinéastes de se transformer en agents touristiques ! Toutefois il y a des endroits magnifiques à filmer partout. Pour Ça commence, j’ai filmé des paysages du Nord, des ciels, des lumières, des scènes de pêche magnifiques… Et les retombées sont parfois étonnantes, et durables : il y a deux ou trois ans, je suis tombé sur un Américain qui me demandait l’adresse du restaurant où avait été tournée une scène de L’horloger de Saint-Paul, en 1973 ! Un autre élu lyonnais, Me André Soulier, m’a confié un jour que sa ville avait pris très au sérieux la réhabilitation des quartiers et la mise en couleurs des maisons après avoir vu mon film… Lyon me doit peut-être ça !
On peut aussi faire tourner des acteurs locaux. Pour L’Horloger, j’avais demandé à la compagnie de théâtre lyonnaise de Marcel Maréchal de me fournir des comédiens. Il ne l’avait pas souhaité, prétextant qu’ils n’étaient pas disponibles. Il a passé sa vie à le regretter et à s’excuser !
On a parfois aussi de bonnes surprises. Quand j’ai tourné La Vie et rien d’autre, le ministère de la Défense a refusé de me prêter le moindre concours. Mais quand il est venu voir le début du tournage, le général commandant la place de Verdun m’a prêté son régiment pour toutes les scènes de guerre…
Régions Magazine : Que pensez-vous de la stratégie des régions françaises, qui cherchent à attirer des tournages de films (ou de séries TV) sur leur territoire en les subventionnant (et en récupérant des retombées économiques) ?
BT : Elles ont parfaitement raison, elles ont fait beaucoup de progrès sur ce plan, même si nous avons trente ans de retard sur les Américains… Elles ont maintenant des services qui s’occupent du cinéma, qui peuvent aiguiller producteurs ou réalisateurs sur des lieux de tournage. Elles mettent parfois à disposition des listes de techniciens locaux, des facilités de montage. Il y a vingt ans, on n’avait rien ! En Ardèche, pour Le juge et l’assassin, je voyais les rushes au cinéma d’Aubenas, parce que j’avais sympathisé avec le directeur… Tout cela est beaucoup mieux organisé aujourd’hui.
“En Ardèche, pour Le juge et l’assassin, je voyais les rushes au cinéma d’Aubenas, parce que j’avais sympathisé avec le directeur…”
D’autant que les suites positives peuvent être importantes, en termes d’image bien sûr, mais aussi de retombées économiques immédiates. Une équipe de tournage, c’est une grosse PME qui s’installe sur place, parfois pour plusieurs mois. Quand on a tourné La princesse de Montpensier, le charcutier local m’a dit qu’il avait fait trois saisons en trois semaines grâce au film ! A Lyon, les restaurants ont bien marché pendant le tournage de L’Horloger de Saint-Paul… Et puis souvent, il y a une très bonne atmosphère qui se crée, qui rejaillit sur le tournage lui-même. Des années après, ceux qui ont participé à L’horloger de Saint-Paul ou au Juge et l’assassin en parlent encore.
RM : Votre “Voyage à travers le cinéma français” est aussi un voyage à travers nos régions. Le quai des brumes dans le port du Havre, La règle du jeu en Sologne, Remorques en pointe de Bretagne, Goupi Mains Rouges en Charente, Un singe en hiver à Deauville, Justin de Marseille… à Marseille. Notre cinéma est-il aussi un révélateur de nos territoires ?
BT : J’ai toujours aimé qu’on explore un pays, le cinéma peut être ce formidable outil d’exploration qui sait montrer de décors, des personnages. Prenez les extérieurs de Haute-Provence dans les films de Pagnol, qui sont sublimes. Du côté de Manosque, il peint une France qui n’est pas encore défigurée, et qui, pour l’essentiel, n’existe plus. C’est poignant.
Et puis n’oubliez pas que les sujets naissant aussi en région. Voyez La fille de Brest : c’est bien dans cette ville que l’affaire du Médiator a pris naissance, c’est une femme-médecin de l’hôpital de Brest qui a eu ce courage-là.
RM : Un cinéaste n’aime pas toujours parler de ses confrères, mais après tout, vous avez été critique de cinéma. Alors on peut vous demander quels sont vos cinéastes français préférés ? D’hier, et d’aujourd’hui ?
BT : Je crains de n’être pas très original. Mais je peux revoir sans cesse Becker, Renoir, Decoin… Et il y a des auteurs formidables dans le cinéma français actuel : Stéphane Brizé, Olivier Assayas, Despléchin, Emmanuelle Bercot… Et pourtant c’est difficile de faire du cinéma aujourd’hui, avec le système des salles un film peut être considéré comme mort au bout de quelques jours, cela n’existait pas avant. Heureusement, la France a encore des salles d’Art et d’essai, des salles municipales, des salles associatives, des cinémas itinérants qui vont montrer les films dans les campagnes. Tous ces gens-là font en plus un vrai travail d’éducation. Mais il faut les défendre face à quelques grandes productions sans état d’âme et qui écrasent tout.
RM : Vous n’avez pas tourné de fiction depuis Quai d’Orsay. Quels sont vos projets ?
BT : Pour l’instant j’accompagne encore mon film Voyage à travers le cinéma français. Et j’attaque la réalisation du documentaire sur le même thème, qui sera produit pour la télévision, sur un format de huit heures cette fois. Ce ne sera pas une version rallongée du film, absolument pas. On y verra des metteurs en scène que je n’ai pas pu mettre en valeur dans mon premier film, des Cocteau, des Guitry, des Pagnol, des Grémillon… C’est un travail de longue haleine, notre cinéma est d’une telle richesse.
Propos recueillis par Philippe Martin
Un palmarès unique
Prix Louis-Delluc dès son premier film, L’Horloger de Saint-Paul en 1973, Bertrand Tavernier, au cours d’une carrière longue et protéiforme, a décroché à peu près toutes les récompenses qui émaillent le monde du 7ème Art. Plusieurs Césars (meilleur réalisateur pour Que la fête commence et pour Capitaine Conan), Ours d’Or à Berlin pour L’Appât, prix de la mise en scène au Festival de Cannes pour Un dimanche à la campagne, Lion d’or à Venise pour l’ensemble de sa carrière, et même l’Oscar de la meilleure musique pour son film franco-américain Autour de minuit : la liste est longue, et on l’espère, pas close.
Réalisateur unanimement reconnu, Bertrand Tavernier est également scénariste, producteur, mais a eu aussi une longue carrière de critique de cinéma au Cahiers du Cinéma ou à Positif. Cinéphile passionné (et passionnant), spécialiste du cinéma américain à travers plusieurs ouvrages de référence, il s’est attaché avec son “Voyage à travers le cinéma français”, un exceptionnel documentaire de plus de trois heures encore en salles un peu partout en France, à présenter “sa” vision de notre 7ème art hexagonal.