La grande fâcherie des élus locaux
Un événement : les présidents des trois principales associations d'élus (Régions, Départements, Villes) ont tenu une conférence de presse commune avec pour cible, la “politique de recentralisation” menée par Emmanuel Macron.
Philippe Martin
Un événement : les présidents des trois principales associations d’élus (Régions, Départements, Villes) ont tenu une conférence de presse commune avec pour cible, la “politique de recentralisation” menée par Emmanuel Macron.
La grande salle de Régions de France remplie de journalistes, un ton empreint d’une certaine solennité, et une image rare, voire étonnante : Dominique Bussereau, François Baroin et Hervé Morin réunis à la même tribune, pour stigmatiser le même pouvoir. Les présidents respectifs de l’Association des départements de France (ADF), des maires de France (AMF) et de Régions de France ne s’étaient jamais retrouvés de cette façon. S’ils l’ont fait le 10 avril, sous la bannière “unis pour l’avenir de tous les territoires”, c’est pour stigmatiser la politique du gouvernement à leur égard, et surtout pour dénoncer la “décentralisation en danger”.C’est Hervé Morin, puissance invitante, qui ouvre le bal : “nous assistons à une reprise en main des collectivités, à un mouvement de recentralisation extrêmement puissant, contraire aux intérêts du pays. Nous sommes confrontés à une sorte de vertige du pouvoir, où tout doit être géré par l’Etat et les administrations centrales. Or nous pensons exactement le contraire”.Et le président de Régions de France choisit trois exemples dans l’actualité récente. “La réforme de l’apprentissage va assurément déshabiller nos territoires. Si je prends le cas de ma région, la Normandie, avec le système que le gouvernement veut mettre en place, 44 CFA accumuleront 30 M€ de déficit, et 22 CFA cumuleront 22 M€ de bénéfices. On voit bien ce qui va se passer : le détricotage de l’offre de formation, la concentration là où c’est le plus rentable et où la population est la plus importante”.
Mais ce qui insupporte le plus le président de la région normande, c’est la méthode : “sur le seul apprentissage, nous avons passé avec François Bonneau, président délégué, et nos équipes, des dizaines d’heures de réunion, avec des ministres, des techniciens, des représentants de l’Etat fort aimables, qui nous ont entendus, sans jamais nous écouter. A l’arrivée, le texte de la réforme de l’apprentissage ne correspond en rien à ce que nous avions décidé à la suite de nos discussions avec le Premier ministre !”
Hervé Morin s’attaque aussi aux économies demandées aux collectivités. “De 2015 à 2018, l’Etat a augmenté ses dépenses de 41 Md€, la Sécurité Sociale de 25 Md€, les collectivités locales de 3 Md€. Et c’est encore à nous que l’on réclame 13 Md€ d’économies, qui ne figuraient pas dans le programme du futur président de la République.” Et d’élargir son propos : “il est temps que cet exécutif comprenne qu’il ne peut pas réussir sans les collectivités locales. Le sentiment unanime des Régions de France, c’est que le gouvernement, pas plus que le chef de l’Etat, ne comprennent les territoires”.
Dans ces conditions, les “pactes financiers” que le gouvernement demande aux collectivités de signer avec l’Etat d’ici au 30 juin constituent un point de non-retour (lire en encadré) : “à l’unanimité, nous avons décidé de ne pas signer ces contrats qui reviennent à placer les collectivités sous la tutelle des Préfets”.
Pour Dominique Bussereau, le constat n’est guère plus réjouissant, c’est même le contraire. “Nous aussi nous avons eu droit à des discussions agréables et sympathiques, à de nombreuses réunions, mais sans jamais obtenir de réponses. Je prends deux exemples. L’accueil des mineurs étrangers non accompagnés, lié au phénomène des migrants. L’an dernier la France en a vu passer 50.000, en a accueilli 20.000, et ce chiffre sera en augmentation en 2018. Ce sont les départements qui en récupèrent l’essentiel au sein de leurs structures d’accueil, lesquelles ne sont d’ailleurs pas adaptées à cette situation. Cela a coûté aux départements la somme de 1,25 Md€ en 2017. L’Etat a fini par nous accorder une contribution de… 50 M€.” Autre exemple plus ancien, celui de la prise en charge de la solidarité sociale, les départements faisant face à des dépenses comme le RSA ou l’APA (allocation personnalisée d’autonomie pour les personnes âgées). “L’an dernier, il nous a manqué 9 Md€ pour faire face à ces dépenses. La proposition du gouvernement à ce sujet est tout bonnement décoiffante : une participation de 250 M€, qui sera inscrite dans la loi de finances… 2019 !”
“Je suis, nous sommes profondément girondins, conclut le président de l’ADF. Il y aura des échéances électorales avant la prochaine élection présidentielle, et il existe un risque politique considérable à ne pas écouter la voix des collectivités de son pays. Dans ces conditions, nous avons décidé de ne pas signer, nous non plus, les “contrats” avec l’État”. “Vous avez en face de vous des élus “violemment modérés””, enchaîne François Baroin au nom des 36.000 maires de France. “Nous sommes de bonne volonté, bienveillants face à la l’action menée par le président de la République. Nous soutenons sa volonté réformatrice, par exemple celle de réformer la SNCF. Nous ne sommes, ni des ronchons, ni des pleureuses. Mais nous nous faisons aussi l’écho de la France qui souffre, et la récente démission du maire de Sevran constitue à ce titre bien davantage qu’un symbole. Nous n’acceptons plus cette mascarade de dialogue, cette recentralisation rampante et souterraine qu’on cherche à nous imposer”.Il poursuit : “les contrats qu’on nous propose de signer, ce ne sont pas des contrats, c’est un encadrement. Et nous en avons assez des promesses non tenues. Souvenez-vous, les dotations de l’Etat ne devaient pas baisser cette année. Eh bien c’est faux : contrairement à ce qui a été dit et répété par le Premier ministre, d’après les retours que nous en avons, elles ont déjà baissé pour 22.000 communes !”
Et il conclut : “moi non plus, je ne pense pas qu’Emmanuel Macron n’aime pas les territoires. Mais je crois qu’il n’a pas compris que la décentralisation, c’est un acquis depuis trente ans.” “Sur chaque sujet que nous avons à discuter avec le gouvernement, on a l’impression d’être dans le Livre de la jungle, d’être Mowgli en face de Kaa : “Aie confiance, crois en moi…” Mais c’est un dialogue totalement faux”, s’agace Hervé Morin. Et les trois hommes de conclure en chœur : “Les collectivités locales vont contribuer dans les cinq années à venir, 2018-2022, à un désendettement de la France à hauteur de 50 milliards, alors que l’État va accroitre l’endettement du pays de 330 milliards d’euros. Elles méritent que leur action soit traitée avec considération”. Reste à savoir si cet appel, presque un cri, sera entendu.