“Les Régions se sont pleinement emparées de l’ouverture à la concurrence”
Interview de Jean-Aimé Mougenot, Directeur TER chez SNCF Voyageurs.
Philippe Martin
Interview de Jean-Aimé Mougenot, Directeur TER chez SNCF Voyageurs.
Il a commencé par conduire des trains dans sa région d’origine, en Midi-Pyrénées. Il a dirigé un établissement SNCF dans l’Oise, a été DRH national des conducteurs de trains, directeur du TER Picardie, puis du TER Sud Provence-Alpes Côte d’Azur, avant de devenir “directeur TER délégué”, ce qui en fait le patron des trains régionaux en France. Jean-Aimé Mougenot fait partie de ces cadres du ferroviaire ou de ces cheminots qui portent fièrement le logo SNCF.
Ce qui ne lui a jamais fait perdre sa faconde de Gaillacois, son sens du service rendu mais aussi de la relation humaine qu’il place au cœur de tout, y compris d’un projet d’entreprise. Ce qui en fait aussi le meilleur interlocuteur possible quand il s’agit d’évoquer ces TER que l’on disait moribonds il y a une trentaine d’années, et qui aujourd’hui connaissent des records de fréquentation.
Régions Magazine : D’après un rapport parlementaire du 23 mai (des députés Emmanuel Maquet et David Valence), « le bilan du déploiement de l’ouverture à la concurrence en France, s’agissant du transport ferroviaire de voyageurs, apparaît à ce jour encourageant ». Vous-même, comment jugez-vous ce bilan ?
Jean-Aimé Mougenot : Moi aussi je le trouve positif, une nouvelle évolution réussie pour les régions ! Mais ce bilan, il faut le situer dans la continuité de ce qui s’est passé depuis une vingtaine d’années, quand le législateur a fait des Régions des autorités organisatrices de transport. Depuis 2002, la SNCF a pris l’habitude de contractualiser avec les Régions, et il est là, le premier succès : elles ont pris en mains leurs responsabilités nouvelles, ont développé les offres, ont investi massivement dans les matériels roulants, construit des technicentres de maintenance … Avec les résultats spectaculaires que l’on connaît : près d’un tiers d’offres en plus, et un nombre de voyageurs qui a quasiment doublé dans les TER !
L’investissement, plus de 8 milliards d’euros rien que pour les matériels roulants pour la période 2016-2026, a réellement porté ses fruits. Donc le bilan général est positif, et on peut estimer que l’ouverture à la concurrence se situe dans cette continuité.
RM : Les députés estiment que ce bilan positif est surtout porté par « le volontarisme de certaines Régions », comme PACA (les pionniers), Hauts-de-France, ou Pays de la Loire. Ne trouvez-vous pas ce jugement quelque peu injuste pour les efforts effectués par la SNCF ?
J-AM : Comme vous le savez, au moment du passage à l’ouverture, j’étais Directeur régional TER Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur, et on peut donc dire que j’ai essuyé les plâtres ! Mais en réalité, il y a eu peu de plâtres… Là encore, des Régions comme Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur ou Hauts-de-France se sont emparés de cette possibilité qui leur était offerte, mais qui entraînait des process extrêmement lourds, elles ont relevé le challenge.
De son côté, la SNCF a dû s’organiser pour fournir les données nécessaires aux appels d’offres Songez que pour la seule Région des Hauts-de-France, SNCF Voyageurs a fourni 160.000 fichiers. Les demandes de données des premières Régions ouvrant à la concurrence étaient très diverses.
C’est quelque chose que nous n’avions jamais fait, nous avions besoin de nous ajuster. Nous avons fourni ce que l’on nous demandait, même quand c’était compliqué car nos données sont suivies à l’échelon régional alors qu’on parlait là de lignes qui n’en représentaient qu’une partie. Nous l’avons fait avec humilité et je pense qu’à l’arrivée c’est un examen de passage réussi.
RM : Même quand vous perdez l’exploitation d’une ligne ? Comment le vivez-vous ?
J-AM : Je ne vais pas vous dire que c’est agréable… mais c’est le principe : quand vous êtes en situation de monopole, et dès lors que l’on y met fin, vous ne pouvez que perdre des parts de marché…. Nous avions aussi, notamment dans ces deux régions Hauts-de-France et Provence-Alpes-Côte d’Azur, un problème de qualité du service. Nous avons remonté la pente, nous nous sommes remis dans la course, et nous avons gagné des lots.
Bien sûr, nous en avons perdu un, la ligne Marseille-Nice. Ça ne fait pas plaisir mais encore une fois c’est le principe. La bataille se fait au coude-à-coude, sur la qualité technique de la réponse et aussi sur le prix.
RM : Justement, cette ligne attribuée à Transdev par la Région Sud est concernée par des transferts de personnels. Comment les choses se passent-elles aujourd’hui ?
J-AM : Je tiens d’abord à préciser qu’avec l’ouverture à la concurrence, les transferts de personnels s’entendent vers le nouvel opérateur, qu’il soit un de nos concurrents comme c’est le cas de Transdev sur la Région Sud, ou une filiale de SNCF Voyageurs quand nous emportons le marché comme c’est le cas sur le 2e lot ouvert dans cette région (Etoile de Nice).
En effet, à l’image de ce qui se fait dans les marchés de transport urbain, les opérateurs en compétition sur les marchés régionaux subventionnés créent des filiales pour bien répondre à la demande de la plupart des Autorités organisatrices et contractualiser avec ces dernières sur des périmètres précis. SNCF Voyageurs, à l’instar de ses concurrents, n’échappe pas à cette pratique. Il est donc dans l’intérêt de tous, et en premier lieu celui des agents, que les transferts se passent le mieux possible.
C’est pourquoi nous mettons un point d’honneur à mettre en place un accompagnement de haut niveau auprès des personnels. Tout cela est très concret. Nous avons ainsi par exemple multiplié des forums d’échanges et les rencontres, et produit plusieurs outils d’information à destination des salariés concernés. Conformément aux dispositions légales, nous engageons des appels à volontariat. Cela s’est fait au printemps pour la filiale qui exploitera les lignes de l’Etoile de Nice. C’est en cours cet été pour les filiales de SNCF Voyageurs qui exploiteront les lignes dites de l’Etoile d’Amiens dans les Hauts-de-France, et les lignes Tram-train et Sud Loire dans les Pays de la Loire.
Si l’on prend le cas de la région Sud, sur 670 postes concernés par des transferts de notre entité actuelle TER Sud vers les deux filiales chargées de l’exploitation des deux lots (1 SNCF Voyageurs et 1 Transdev), 70 % des postes sont pourvus par des agents volontaires. Pour les autres postes, nous sommes amenés à désigner des agents en complément des volontaires, à proportion des besoins, et en application des critères légaux. Les agents ont la possibilité d’accepter ou refuser le transfert de leur contrat de travail vers le nouvel opérateur. En cas d’acceptation, le contrat de travail sera transféré au moment où le service sera transféré (décembre 2024 ou juin 2025 selon les opérateurs). Dans le cas contraire, nous faisons le point avec chaque agent individuellement.
RM : Et les choses se passent bien ?
J-AM : Nous n’en sommes qu’au début du processus, disons que c’est un moment qui requiert toute notre attention ; nous n’oublions pas la dimension sociale et humaine, qui à terme concernera l’ensemble des 27.000 salariés du TER. En sachant que les choses vont aller vite maintenant, puisqu’au 1er janvier 2025, les premiers agents travailleront sur les lignes TER de l’Etoile de Nice que nous avons remportée et fin juin de la même année sur le lot remporté par la concurrence.
RM : Après les Italiens de Trenitalia, c’est au tour des Espagnols de Renfe d’investir le réseau français, avec une communication très agressive à la clef. La SNCF a-t-elle les moyens de répondre ?
J-AM : Certaines de ces compagnies étrangères étaient déjà présentes, en particulier dans le secteur du fret. De la même manière que Keolis, filiale de la SNCF, est très présente à l’international.
Dans le dernier marché que nous avons remporté le 22 juin pour le réseau TER Aléop en Pays de la Loire, il y avait d’après la Région cinq candidats dont au moins un étranger. (NDLR : il s’agissait d’Arriva, filiale de la compagnie allemande Deutsche Bahn. Outre SNCF Voyageurs, les autres candidats étaient Transdev, Régionéo (RATP Dev et Getlink -anciennement Eurotunnel) -, My train).
« En Pays de la Loire, nous avons emporté un premier marché, alors qu’il y avait cinq candidats ».
RM : Cette ouverture a-t-elle changé vos rapports avec les Régions précitées ? Et si oui, dans quel sens ?
J-AM : Ce qui est sûr, c’est que les Régions se sont pleinement emparées de l’ouverture à la concurrence et elles nous ont conduit à nous réinterroger et à proposer des offres davantage sur-mesure. Malgré les difficultés que nous avions en Provence-Alpes-Côte d’Azur, nous avons remporté un des deux lots ouverts à la concurrence. Même chose dans les Hauts-de-France, où les relations ont parfois été délicates, mais où le Conseil Régional nous a attribué le 30 mars le lot de lignes dit de l’Etoile d’Amiens.
Et en Pays de la Loire, nous avons remporté le premier contrat sur les trois lignes Tram-Train et les lignes Sud-Loire du réseau Aleop en TER. La présidente Christelle Morançais a souligné que « ce choc d’offres va profondément transformer le quotidien des gens qui prennent le TER et attirer ceux qui hésitent encore à prendre le train ».
RM : En février dernier, la Première ministre Elisabeth Borne a annoncé une enveloppe de 100 milliards d’euros pour le ferroviaire d’ici à 2040, ainsi que le réclamaient les régions de France. Celles-ci jugent aujourd’hui que ces crédits risquent d’être insuffisants, compte tenu de l’état vieillissant du réseau. Qu’en pensez-vous ?
J-AM : Le Président de la SNCF Jean-Pierre Farandou s’est exprimé en 2022 sur l’objectif “fois 2”, il s’agit de doubler la part modale du ferroviaire voyageurs d’ici à 2030, et l’annonce du gouvernement ne peut que nous y aider. SNCF Voyageurs sous l’impulsion de son Président Christophe Fanichet s’est pleinement engagé dans ce combat. Pour cela, les opérateurs ont besoin d’un réseau rénové, afin de répondre à l’engouement pour le rail, et il est clair que notre réseau a besoin de travaux.
Le TER doit y prendre largement sa place, il s’agit d’un mode de transport facilement accessible, vert, même si nous avons encore des rames thermiques que nous allons faire évoluer avec les technologies bas-carbone. Dès maintenant, nous travaillons beaucoup à des démarches d’écoconduite et d’éco-stationnement. Avec un mode de conduite adapté, auquel nous formons nos conducteurs. Les résultats sont là car nous parvenons à réaliser 10 % d’économie d’énergie, ce qui avec la hausse de fréquentation fait passer les émissions de CO2 d’un voyageur en TER de 25 à 19 grammes par kilomètre. Comme vous le voyez, ce n’est pas négligeable, quand on sait que 1,2 millions de voyageurs circulent dans les TER des Régions chaque jour.
RM : Vous avez commencé votre carrière comme conducteur de trains en Midi-Pyrénées. Comment, au regard de votre riche expérience du ferroviaire, jugez-vous l’évolution de la SNCF, et singulièrement du TER, au cours de ces quatre décennies ?
J-AM : Je tiens d’abord à souligner la forte dimension humaine dans la relation au sein de l’entreprise. J’ai été manager de diverses entités, j’ai notamment été DRH des 15.000 conducteurs de trains pendant huit ans et j’ai toujours cherché à placer l’humain au cœur de notre action.
Ce qui me frappe aussi, c’est l’intense capacité d’adaptation au sein de l’entreprise. Quand j’ai commencé ma carrière, j’ai côtoyé des conducteurs qui avaient conduit des locomotives à vapeur… Cette adaptation est aussi structurelle. Si je prends le cas du TER, nous nous sommes adaptés aux évolutions législatives successives et tout récemment celle de l’ouverture à la concurrence. Le tout au service des territoires, de leur développement et de leurs habitants.
Le ferroviaire est devenu un enjeu de société, et plus que jamais en tant que transport vert. Un événement m’a marqué : après le drame de la vallée de la Roya, la ligne ferroviaire de la Région SUD, connue des touristes sous le nom de « Train des merveilles », a permis de venir en aide avec le soutien de la Région aux habitants frappés par la tempête Alex ; elle est devenue pour eux la « ligne de vie ». Je trouve que c’est une belle définition de ce que nous sommes, et de ce que nous voulons être.
Propos recueillis par Philippe Martin