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Philippe Martin
14/05/2020
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Les nouvelles installations dans les gares : un mode vie fortement encadré… Photo Régions Magazine Hugues-Marie Duclos.

Au secours, Courteline !

Petit apologue bureau-autocratique…

Pierre Weill analyse dans son blog les lourdeurs de notre administration face à la crise….

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Pierre Weill

« Monsieur le très haut fonctionnaire regarde par la fenêtre de son bureau de Bercy. Il éprouve un merveilleux sentiment de puissance : Paris est là, à ses pieds, et autour, la France entière. Là-bas, en aval de la Seine, des hommes s’agitent, gouvernement, ministricules, députés, qui ne sont rien finalement sans lui, qui a de toute éternité républicaine la mission suprême de mettre de l’ordre dans le chaos consubstantiel à la société politique.

« Monsieur le très haut fonctionnaire aujourd’hui est heureux. Car voici qu’un virus inconnu lui donne l’occasion de réaliser le rêve de sa vie, enfermer les Français dans un carcan administratif dont lui seul aurait la clef.

« Monsieur le très haut fonctionnaire s’installe donc derrière son ordinateur, dont la grande dimension témoigne de sa propre importance. Il éprouve un soupçon de nostalgie en pensant à tous ceux qui l’ont précédé dans son poste, jusqu’aux plus anciens : lui n’a pas de manche de lustrine pour protéger son costume trois pièces, ni de crayon longuement taillé pour ciseler son travail. Ah, ces gens-là savaient trousser leurs textes, et Courteline a eu tort de les moquer ! Mais la machine électronique a tout de même des avantages, elle permet d’aller plus vite, de trouver en un clic les références nécessaires. De taper sûrement et fort.

Alors, monsieur le très haut fonctionnaire se met avec entrain à rédiger l’un de ces chefs d’œuvre de la bureau-autocratie que le monde entier nous envie ». (1)

…Ce petit apologue m’est venu à l’esprit en découvrant les circulaires, règlements, protocoles, codes et décrets, dont les “bureau-autocrates” accablent les vrais acteurs responsables, ceux qui sont aux prises avec la réalité quotidienne de la lutte contre le coronavirus.

Le “feu d’artifice technocratique”, comme on a pu le qualifier, atteint, en ces temps difficiles, des sommets courtelinesques.

Tous ces textes révèlent la nature intrinsèque et punitive de l’administration française, sa tendance à ne pas faire confiance aux gens, et sa jubilation à menacer d’amendes les contrevenants. Le “feu d’artifice technocratique”, comme on a pu le qualifier, atteint, en ces temps difficiles, des sommets courtelinesques.

25 pages pour expliquer aux chefs d’entreprise et à leurs salariés le code sanitaire qu’ils doivent respecter en période de déconfinement, 4 pages pour leur faire savoir qu’on ne doit pas mettre plus de quatre personnes dans un ascenseur, autant, ou plus, pour leur dire de se munir d’une calculette et d’un mètre pour calculer les 4 mètres carrés d’espace vital nécessaires à chacun, ou de fermer la machine à café. Plaignons le patron d’une PME, qui n’a ni direction des affaires sociales, ni responsable des relations humaines pour faire appliquer par tous ces injonctions ubuesques.

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Opération de contrôle des attestations de sortie dans les rues de Paris. Photo Régions Magazine Hugues-Marie Duclos.

60 pages pour donner aux maires, les petits comme les grands, la marche à suivre pour protéger leurs administrés. Comme si leur expérience concrète et quotidienne ne valait pas mieux que ces consignes venues des bureaux parisiens. Les plus modestes d’entre eux, ne disposant que d’une secrétaire de mairie, d’un cantonnier, et très rarement d’un policier municipal, avaient certes besoin de quelques recommandations courtes, mais claires, pas de ce délire bureaucratique rédigé en des termes plus ou moins abscons. La logomachie bureaucratique les désarçonne, en les humiliant.

Et que dire de l’Education Nationale, déjà remarquée dans un passé récent – du temps de Mme Najat Vallaud-Belkacem – pour ses incroyables circulaires rédigées en un langage aussi prétentieux qu’absurde, et qui cette fois impose aux directeurs d’école des règles de distanciation entre élèves quasi inapplicables dans un très grand nombre de cas. Le “référentiel” pompeusement présenté dont ils doivent s’inspirer (56 pages pour les écoles, 58 pages pour les collèges, 114 pages pour le tout !) constitue pour eux un véritable casse-tête. Le plus remarquable, c’est qu’ils réussissent à faire face.

Quelqu’un a écrit que “l’administration française aime les guerres”, car pendant les guerres, un pays ne peut continuer à fonctionner sans des règles contraignantes. Bien que le président de la République ait cru devoir employer le mot pour qualifier la lutte contre Covid-19, l’analogie pèche par exagération. La France a été confinée quelques semaines. Le pays n’en a pas moins continué de fonctionner, au ralenti sans doute, mais sans que soit mis en cause son existence même, ni les cadres naturels de celle-ci. Le virus, pour dangereux qu’il soit, n’est pas Hitler. Il tue, mais si peu à côté de ce qu’ont fait les grands affrontements de l’histoire.

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A Châtelet-les-Halles, notre nouvelle façon de voyager et d’échanger dans les transports en commun… Photo Régions Magazine Hugues-Marie Duclos.

Le plus grave, aujourd’hui, est dans le regard que portent les technocrates qui nous gouvernent sur les citoyens que nous sommes. Ils nous considèrent comme des enfants peu doués et de surcroît mal élevés.

Mais le plus grave, aujourd’hui, est dans le regard que portent les technocrates qui nous gouvernent sur les citoyens que nous sommes. Ils n’ont pas confiance dans nos capacités à prendre nos propres responsabilités dans un moment de crise. Ils nous considèrent comme des enfants peu doués et de surcroît mal élevés, qu’il faut serrer de près pour éviter les dérapages. Sans mesurer que cette confiance est une condition nécessaire du redressement d’après crise. Et sans percevoir que la pratique du bâton ne peut se prolonger au-delà du supportable.

N’en déplaise à l’ineffable Sibeth Ndiaye, l’infantilisation de tout un peuple, Courteline l’a montré à sa façon, est la pire des menaces pour une démocratie.

Pierre Weill, directeur de la publication de Régions Magazine

(1) Toute ressemblance avec une personne vivante est, naturellement, exclue.

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Sortie de train très “encadrée” le 11 mai à la gare de Lyon. Photo Régions Magazine Hugues-Marie Duclos.

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